CHAPITRE TRENTE-DEUX

Le capitaine de vaisseau Honor Harrington, de la Flotte royale manticorienne, se trouvait à nouveau sur la galerie d'un bassin spatial à bord du HMS Héphaïstos, les mains derrière le dos, Nimitz assis, très digne, sur ses épaules; une des pattes préhensiles du chat reposait avec délicatesse sur son béret — le béret noir, tout simple, de la tenue de service de la Flotte — et ses yeux verts reflétaient les émotions de la jeune femme devant l'épaisse vitre de plastique blindé.

De l'autre côté, le HMS Intrépide flottait dans le vide et sa coque brisée, fracassée, évoquait un jouet écrasé par un enfant sans soin. Le trou béant où Dominica Santos avait trouvé la mort s'ouvrait devant Honor et se prolongeait sur le flanc du croiseur en une blessure noire dans laquelle on distinguait des cloisons éventrées et des membrures fondues; d'autres plaies marquaient la coque autrefois lisse et immaculée, et leur faible dimension dissimulait la réalité de la destruction qui avait fait rage derrière elles; Honor sentit un picotement lui monter aux yeux au souvenir de tous ceux qui étaient morts sous son commandement.

Elle battit des paupières, agacée, prit une profonde inspiration, se redressa et revécut le moment où, pétrifiés, son équipage survivant et elle avaient compris qu'ils avaient remporté la victoire, tandis que la terrible fureur de l'annihilation du Sirius persistait sur l'affichage visuel, telle une malédiction. À en juger par ses performances et l'armement qu'il avait révélé, le Sirius devait avoir à son bord au moins mille cinq cents personnes; pas une n'en avait réchappé. Rien qu'en fermant les yeux, Honor voyait encore les hideux détails de la fournaise de lumière et d'énergie, et elle éprouvait la même révulsion devant l'œuvre qu'elle avait accomplie de ses propres mains... mêlée à un sentiment de triomphe et d'exultation démesuré.

Mais triompher à ce prix... Elle se mordit la lèvre, envahie par le chagrin. Cent sept hommes et femmes de son équipage avaient péri, plus du tiers des personnes à bord au début de cette sanglante poursuite; cinquante-huit autres étaient blessés mais retrouveraient sans doute leur poste au cours des mois à venir grâce aux médecins et aux équipes hospitalières de la base.

Le coût en vies humaines et en souffrance avait été effrayant : cinquante-neuf pour cent de son équipage total avant détachements, y compris Dominica Santos et deux de ses trois assistants mécaniciens cadres. Il ne lui restait plus que cent vingt personnes indemnes pour réparer les dégâts alors que l'Intrépide était en capilotade : les noyaux d'impulseur avant étaient morts quelques secondes après la destruction du Sirius, sans espoir de les réparer; pire encore, l'anneau d'impulsion arrière s'était éteint pendant quarante-cinq minutes — trois quarts d'heure durant lesquels le croiseur s'était encore éloigné de Basilic de quatre-vingt-quatorze millions de kilomètres, tandis que les rapports d'avarie pleuvaient dans la passerelle dépressurisée.

Honor avait cru un moment que son équipage allait suivre celui du Sirius dans la mort; la plupart des systèmes de maintenance des conditions de vie sur l'Intrépide étaient en panne, les trois quarts des ordinateurs hors service, la lance gravifique avait court-circuité trois des noyaux bêta arrière, le compensateur d'inertie ne fonctionnait plus et soixante-dix pour cent du personnel de la section mécanique et du poste de sécurité étaient morts ou blessés. Dans tout le bâtiment, des matelots, souvent blessés, étaient restés bloqués dans des compartiments exposés au vide; les propres quartiers d'Honor avaient essuyé un coup direct qui les avait laissés sans pression pendant plus de six heures. Nimitz n'avait dû la vie sauve qu'à son module de survie blindé, tandis que la plaque commémorative du record de vol à voile, tordue par la chaleur de l'explosion, avait perdu un angle. Nimitz l'avait échappé de peu, et Honor leva la main pour toucher le chat sylvestre et s'assurer une nouvelle fois qu'il était bien vivant.

Alistair McKeon et Ilona Rierson, le seul lieutenant survivant de Dominica Santos, avaient travaillé comme des Romains dans les ruines du croiseur; quant au sous-officier Harkness et son équipe, ils se trouvaient dans la soute missile un lorsque missile deux avait été détruit; ils avaient survécu, et Harkness n'avait pas eu besoin d'ordres pour se frayer un chemin vers l'arrière afin de faire la jonction avec McKeon et Rierson. Ensemble, ils avaient non seulement remis le compensateur en état, mais même réussi à relancer deux des noyaux arrière endommagés, ce qui avait fourni au croiseur une capacité de décélération de plus de deux km/s2 et demi.

Il avait fallu au bâtiment blessé d'Honor encore quatre heures uniquement pour décélérer au point de se retrouver immobile par rapport au système de Basilic, mais l'équipage n'était pas resté inactif pendant ce temps : McKeon et Rierson avaient poursuivi leurs réparations et remis en état de plus en plus de systèmes de contrôle interne, tandis que le lieutenant Montoya (Dieu merci, Honor s'était débarrassée de Suchon !) et son équipe médicale avaient travaillé d'arrache-pied pour extraire les blessés des décombres et opérer les corps meurtris à l'infirmerie. Trop nombreux avaient été les patients de Montoya qui lui avaient glissé entre les doigts, beaucoup trop pour qu'il s'en remette un jour, mais c'était grâce à lui que des gens comme Samuel Webster et Sally MacBride avaient survécu.

Et puis ça avait été le long voyage de retour, le long et lent voyage qui avait paru durer une éternité car les communications de l'Intrépide étaient mortes ; impossible d'annoncer à dame Estelle ni à l'Amirauté ce qui s'était passé, qui l'avait emporté ni le prix que l'équipage d'Honor avait payé, jusqu'au moment où le croiseur estropié avait laborieusement regagné son orbite autour de Méduse, treize heures après l'avoir quittée, et où un Scotty Tremaine pâle comme un fantôme avait rangé sa pinasse le long de l'épave qui perdait son atmosphère par tous les côtés.

Il avait encore fallu deux mois de réparations aux navires d'entretien de la Flotte pour qu'Honor puisse ramener son bâtiment sur l'Héphaïstos en empruntant le nœud, deux mois pendant lesquels la Flotte manticorienne tout entière, alertée par le code Zoulou d'Honor, avait effectué des « exercices de combat non programmés » à Basilic — et accueilli les trois escadres havriennes qui s'étaient présentées pour une « visite de routine » six jours après le massacre des nomades médusiens par les fusiliers du commandant Papadapolous et les soldats de l'API de Barney Isvarian.

Le chagrin d'Honor pour celles et ceux qui étaient morts sous son commandement ne s'effacerait jamais tout à fait, pourtant elle ne regrettait pas le moindre instant de ce crève-cœur, pas la plus petite seconde de doute et de résolution, tant le dénouement en valait la peine : la consternation à peine voilée dans la voix de l'amiral havrien lorsqu'il avait accusé réception de l'aimable message de bienvenue de l'amiral d'Orville, la mine des officiers havriens obligés de supporter le barrage impitoyable de visites de courtoisie préparées par d'Orville pour leur faire bon accueil — et pour avertir clairement Havre que Basilic était territoire manticorien et le demeurerait — avant qu'on ne les laisse enfin repartir chez eux la queue entre les jambes, figurativement parlant.

Et enfin ça avait été le retour de l'Intrépide à Manticore, escorté par une garde d'honneur formée d'une escadre entière de super-cuirassés cependant que l'hymne manticorien retentissait dans tous les transmetteurs de la Flotte. Honor avait cru que son cœur allait éclater quand le formidable Roi Roger de l'amiral d'Orville avait allumé ses feux de position, salut traditionnel réservé aux vaisseaux amiraux de la Flotte, au moment où l'Intrépide pénétrait dans le terminus pour regagner la planète capitale, et pourtant, sous la fierté et le bonheur doux-amer qu'elle ressentait se dissimulait une crainte qu'elle n'osait pas s'avouer. Tout le temps qu'avaient duré les travaux sur son croiseur meurtri, elle avait voulu croire que l'Intrépide pourrait un jour reprendre du service, mais l'examen effectué par les techniciens du chantier naval avait anéanti cet espoir.

L'Intrépide était trop vieux, il était trop petit, il avait trop reçu et trop donné; le réparer exigerait de le reconstruire presque entièrement et coûterait aussi cher que de bâtir un navire flambant neuf et plus grand. Le verdict était donc tombé : au cours de la semaine à venir, on le sortirait une dernière fois de son bassin et on le remettrait aux mains des casseurs d'une des stations de récupération orbitale, où il serait dépecé, réduits en petits morceaux d'alliage par des ouvriers qui ne sauraient jamais tout ce qu'il avait été, tout ce qu'il avait fait ni ce qu'il avait signifié, et finalement fondu pour être recyclé.

Il méritait mieux, songea Honor en battant des paupières pour chasser ses larmes, mais au moins il était mort en guerrier. Il avait achevé sa carrière au combat avant de ramener chez lui son équipage survivant, il n'était pas mort dans son sommeil après des décennies passées dans la naphtaline. Et, même quand il ne serait plus là, il resterait un peu de lui car le HMS Intrépide avait été ajouté au Tableau d'honneur de la Flotte, la liste des noms de navires toujours remis en circulation afin de préserver les honneurs qu'ils avaient acquis sous le feu.

Avec un nouveau soupir, elle se détourna de la baie vitrée et sa mélancolie s'atténua lorsqu'elle se retourna vers les trois hommes qui l'accompagnaient. Alistair McKeon semblait à la fois très différent et tout à fait à son aise avec ses trois galons de manche de commandant et son béret blanc de capitaine de vaisseau stellaire, et le contre-torpilleur Troubadour l'attendait, déjà affecté au nouveau poste lourdement renforcé de Basilic : la place n'était plus gardée par un simple croiseur léger hors d'âge mais par une force tactique qui couvrait tout le terminus en attendant la fin de la construction d'un réseau de forteresses.

Elle lui sourit et il lui rendit son sourire, puis elle se tourna vers les deux autres officiers qui se tenaient près d'elle : le capitaine de corvette Andreas Venizelos, à la beauté ténébreuse, toujours tiré à quatre épingles, et le lieutenant de vaisseau Rafael Cardones, qui avait perdu son air gamin. Ils ne partaient pas avec McKeon : ils étaient affectés à un nouveau bâtiment, tout comme Honor. Il se passerait quelques mois avant qu'elle échange encore une fois son béret noir contre un blanc mais, à ce moment-là, elle retrouverait Venizelos comme second et Cardones comme officier tactique. Elle l'avait exigé, malgré le manque d'ancienneté de Cardones, et nul n'avait osé la contrarier à PersNav.

  Eh bien, Alistair, dit-elle en tendant la main, vous allez me manquer. Mais le Troubadour a de la chance de vous avoir – et la Flotte aura bien besoin d'un vétéran de Basilic pour maintenir le poste dans le droit chemin. Veillez à ce que l'amiral Stag reste en alerte.

  C'est promis, commandant. » Le sourire de McKeon se fit complice, puis il serra la main d'Honor et fronça les sourcils en entendant sonner son bracelet-com. « C'est ma navette d'embarquement, commandant. Il faut que je me dépêche.

  Je sais. Bonne chance, capitaine McKeon.

  Bonne chance à vous aussi, capitaine Harrington. »

McKeon recula d'un pas, salua vivement et disparut dans le couloir sous le regard souriant d'Honor. Enfin, elle se tourna vers Venizelos.

  Avez-vous résolu votre problème de liste d'équipage, Andreas ?

  Oui, pacha. Vous aviez raison : c'est PersNav qui a foiré; on m'a promis de corriger l'erreur avant demain matin.

  Tant mieux. » Elle pencha la tête un instant, pensive, puis haussa les épaules. « Vous devriez retourner au chantier, dans ce cas. Ces zigotos de radoubeurs ont besoin d'un véritable officier pour les tenir à l'œil !

  Oui, commandant. » Avec un sourire rayonnant, Venizelos fit signe à Cardones et tous deux s'en allèrent au petit trot en direction de la cale de construction, à l'autre bout de l'Héphaïstos, où la nouvelle affectation d'Honor, croiseur lourd de classe Chevalier stellaire, le HMS Intrépide, était en cours d'achèvement. Elle regarda les deux officiers s'éloigner puis ramena les yeux sur le vieil Intrépide avec un nouveau soupir.

En fin de compte, tout s'était bien terminé, songea-t-elle un peu tristement. Trop de gens étaient morts pour réparer les erreurs dues à la cupidité et à la bêtise de certains, mais ils avaient réussi. Le cartel Hauptmann avait été blanchi de l'accusation de collusion dans l'affaire de Basilic, mais la Cour du Banc de la Reine avait jugé qu'il aurait dû se tenir au courant des agissements de ses employés et lui avait durement tapé sur les doigts en lui imposant une amende de plusieurs millions de dollars; quant au Mondragon, la Cour de l'Amirauté l'avait déclaré de bonne prise pour motif de contrebande – décision qui, incidemment, avait rendu le capitaine Honor Harrington millionnaire. Mais, plus important que tout, la tentative de Havre de faire main basse sur Méduse et le terminus du nœud avait profondément modifié la situation politique intérieure : la crainte de voir Havre réitérer sa manœuvre avait retourné les rangs conservateurs contre la croisade de longue date de Janacek pour déclasser le poste de Basilic, et les libéraux et les progressistes avaient dû battre en retraite, au point que l'Acte d'annexion s'était vu amendé dans des proportions que ni la comtesse Marisa ni le baron de Haute-Crête n'avaient imaginées dans leur pires cauchemars.

Enfin, il y avait Pavel Young.

En songeant à lui, Honor se permit – une fois n'est pas coutume – un sourire de joie méchante auquel Nimitz joignit un ronronnement. Sa famille et ses relations politiques lui avaient évité la cour martiale et même une instruction officielle, mais rien ne pouvait le sauver du jugement de ses pairs. Il n'était pas un officier en uniforme qui n'eût compris ce qu'il avait essayé de faire à Honor et, curieusement, étant donné l'influence de sa famille, bien rares étaient ceux qui cherchaient à cacher l'opinion qu'il leur inspirait. Il s'était servi de son grade supérieur pour poignarder un subordonné dans le dos et, bien pire, il ne s'était absolument pas préoccupé de la situation de Méduse; il n'avait pas pris la peine de monter à bord du Sirius, il n'avait même pas soupçonné qu'il fût armé, il avait personnellement ratifié le faux rapport d'avarie du navire-Q et autorisé le pseudocargo à demeurer indéfiniment en orbite médusienne. Nul ne paraissait douter le moins du monde du résultat des manigances de Havre si Lord Pavel Young était resté officier commandant du poste de Basilic.

Le Sorcier et lui avait été placés en service d'escorte et ils patrouillaient l'hyperespace pour accompagner les cargos sans ligne régulière qui faisaient l'aller-retour entre le Royaume de Manticore et la Confédération silésienne. Ni le Premier Lord Janacek ni le père de Young n'avaient pu lui épargner cet exil, bien contents déjà d'avoir pu le maintenir en service actif.

Quant à la République populaire de Havre, le gouvernement et la Flotte de la reine Élisabeth n'étaient pas encore assez puissants pour envisager une guerre, d'autant plus que l'opposition, bien que mise à mal, pouvait souligner — à juste titre — que les preuves qui reliaient Havre à la mekoha et aux fusils distribués sur Méduse n'étaient qu'indirectes; certes, trouver un membre du personnel du consulat havrien (et un colonel de l'armée de la République, pas moins) en train d'armer la horde du chamane était plus que suspect, mais l'homme était mort et la République avait affirmé — documents splendidement officiels à l'appui — que le colonel Westerfeldt avait été déchargé de son poste consulaire pour malversation plusieurs semaines avant le malheureux incident; sans doute était-il dès lors de mèche avec les criminels qui avaient approvisionné les indigènes. Les criminels en question, capturés par les fusiliers de Papadapolous, n'avaient pas permis d'apporter la preuve qu'ils étaient payés par Havre et ne pourraient désormais plus jamais prouver quoi que ce soit : le dernier d'entre eux avait fait face au peloton d'exécution un mois plus tôt.

Néanmoins, nul dans les hautes sphères ne doutait que Havre fût impliqué dans les événements; les partis d'opposition pouvaient bien clamer le contraire, résolus qu'ils étaient à éviter une guerre qu'ils redoutaient, ils savaient la vérité aussi bien qu'Honor elle-même. Aucun de ceux qui s'étaient trouvés sur Méduse et avaient vu ce que les Médusiens avaient fait subir à la patrouille du lieutenant Malcolm, se rappelaient l'explosion du laboratoire ou le massacre auquel Havre avait exposé les nomades médusiens, aucun de ceux-là ne pourrait oublier ni pardonner, et, en attendant, la reine avait pris des mesures propres à exprimer son déplaisir.

Par proclamation royale, tout bâtiment battant pavillon havrien qui franchissait le nœud, en dehors de toute considération de destination ou d'immunité diplomatique, devait se soumettre à la fouille avant de pouvoir continuer sa route; de plus, le transit était interdit à tout navire de guerre havrien, quelles que soient les circonstances. Ces décisions n'avaient donné lieu à aucune négociation : c'était à prendre ou à laisser... au risque d'allonger de plusieurs mois le trajet des cargos de la République.

Les Havriens avaient accepté cette humiliation calculée, car un refus les aurait obligés à transborder leur fret sur des cargos qui avaient, eux, l'autorisation de franchir le nœud, avec des effets désastreux sur leur commerce de transport. Mais, en l'absence de preuve de leur implication, ils avaient pu protester de leur innocence et prendre l'opinion galactique à témoin de la « discrimination tyrannique » du Royaume et des extrémités auxquelles Manticore se livrait pour salir la réputation de la République.

Aucun Manticorien ne s'y laissait prendre, naturellement, pas plus qu'à leurs violentes protestations contre un certain capitaine Harrington qui avait attaqué sans provocation un navire marchand désarmé et tué de sang-froid tout son équipage. De toute manière, ils ne pouvaient guère agir autrement, sauf à vouloir avouer leurs manigances, mais ils avaient tout de même exigé l'extradition d'Honor afin qu'elle soit jugée pour meurtre par un tribunal havrien. Elle avait trouvé cela cocasse jusqu'à ce qu'un des experts en affaires étrangères du gouvernement lui explique la théorie du « gros mensonge ».

Encore maintenant, elle avait du mal à croire que quiconque pût gober les absurdités que débitait le ministère de l'Information havrien, mais l'expert avait secoué la tête avec un soupir. Plus le mensonge était gros, apparemment, plus il y avait de chances que les gens non informés l'avalent, tout simplement parce qu'il ne leur paraissait pas possible qu'un gouvernement puisse soutenir une histoire aussi grotesque si elle n'était pas vraie. Et, elle le supposait, le fait que Havre l'avait jugée par contumace (procédure légale selon ce qui passait pour la loi dans la République, une fois que Manticore eut refusé de l'extrader), déclarée coupable et condamnée à mort, tout cela n'avait dû qu'apporter de l'eau au moulin du mensonge.

Mais le Royaume avait réagi aux prétentions de Havre d'une façon qui excluait toute équivoque. Honor sourit et rajusta ses manches, les yeux brillants de plaisir à la vue des quatre anneaux d'or, signes de son nouveau statut de capitaine de la Liste; sautant carrément deux grades, elle avait été promue au rang de capitaine de vaisseau de première classe, et c'est tout juste si l'amiral Cortez ne s'était pas excusé qu'elle n'ait pas été faite chevalier. Pendant plusieurs minutes, il avait discouru obliquement du sujet sans jamais y toucher vraiment, en évoquant de manière assez peu convaincante les répercussions diplomatiques et l'effet sur « l'opinion neutre » de l'adoubement par la Couronne d'un individu que les tribunaux de Havre avaient condamné à mort pour le meurtre d'un équipage complet, mais la façon dont il s'était exprimé laissait entendre un tout autre message. Le gouvernement ne s'inquiétait pas de Havre ni de la Ligue solarienne, mais des libéraux et de l'Association conservatrice; l'affaire de Basilic leur avait rabattu leur caquet, pourtant ils avaient conservé leur influence et, réaction typique de politicards, ils rejetaient la responsabilité de leurs ennuis sur le capitaine Harrington plutôt que d'accuser leur propre stupidité et leur manque de clairvoyance.

Honor ne s'en souciait pas. Elle baissa les yeux sur le ruban de la Croix de Manticore, seconde récompense du Royaume pour bravoure, qui luisait d'un éclat rouge sang sur sa veste noire comme l'espace. C'était le symbole de l'opinion qu'avaient d'elle la Flotte et sa reine, tout comme le nouveau bâtiment qui lui avait été affecté et son inscription sur la Liste. Elle avait pris pied fermement sur l'échelle qui menait aux plus hauts grades et personne – ni Pavel Young, ni la République de Havre, ni la comtesse Marisa ni Sir Edward Janacek – ne pourrait plus l'en décrocher.

Avec un soupir, elle leva la main et la posa contre la vitre de plastique comme pour dire adieu à l'Intrépide; elle s'apprêtait à s'en aller quand quelqu'un l'appela.

« Capitaine Harrington ? »

Elle se retourna : un commodore bedonnant se dirigeait vers elle dans la galerie en soufflant comme une locomotive. Elle ne l'avait jamais vu, mais il s'arrêta devant elle avec un sourire rayonnant comme s'il voulait la serrer dans ses bras.

« Oui, commodore ? répondit-elle, intriguée.

  Oh, excusez-moi; vous ne devez pas me connaître. Je suis le commodore Yerenski. » Il tendit la main et Honor la serra.

« Commodore Yerenski... fit-elle sans comprendre davantage pourquoi il la cherchait.

  Je voulais vous parler de votre action à Basilic, capitaine, fit-il. Je fais partie de la Commission d'étude et de développement des armements de ConstNav.

  Ah ! » Honor hocha la tête. Tout s'éclairait à présent; il était temps qu'on prenne note de façon officielle de la stupidité des modifications qu'avait subies l'Intrépide.

  Oui, dit Yerenski, radieux. J'ai pris connaissance de votre rapport : géniale, capitaine, absolument géniale, la manière dont vous avez attiré le Sirius pour mieux l'abattre. J'espère que vous accepterez de prendre la parole lors d'une réunion officielle de la Commission la semaine prochaine pour expliquer vos manœuvres et votre tactique. L'amiral Hemphill est notre présidente et elle a mis à l'ordre du jour une réflexion sur l'efficacité démontrée du couple lance gravifique/torpille à énergie. »

Honor cilla. L'amiral Hemphill? Non, ce n'était pas possible...!

« Nous avons été ravis d'apprendre l'issue de votre poursuite, capitaine, poursuivit Yerenski, l'air toujours aux anges. C'est la démonstration éclatante du nouveau concept d'armement! Pensez donc : votre vieux croiseur léger, ridiculement petit, qui a réussi à affronter et vaincre un navire-Q de huit millions de tonnes équipé du matériel de guerre d'un croiseur de combat! Mon Dieu, quand je songe que cela vous aurait été impossible avec un croiseur doté d'un armement classique, j'ai du mal à... »

Honor le dévisageait, abasourdie, tandis qu'il continuait à babiller sur la « nouvelle philosophie », les « systèmes d'armement convenables qu'il faut aux navires de guerre modernes » et qui avaient en la circonstance donné à Honor v le coup de pouce décisif », et elle sentit monter du plus profond d'elle-même une émotion brûlante et primitive. Son regard se durcit et Nimitz se ramassa sur son épaule, les crocs découverts, tandis que les doigts d'Honor la démangeaient d'étrangler le crétin bouffi de suffisance qui se tenait devant elle. Sa « nouvelle philosophie » avait tué ou blessé la moitié de son équipage en obligeant Honor à se rapprocher du Sirius dans son sillage et ce n'était pas son « armement convenable » qui avait permis de sauver ce qui restait de l'Intrépide : c'était les membres de l'équipage, leur cran, leur sang et leur souffrance, sans oublier l'évidente partialité du Tout-Puissant !

Ses narines frémirent, mais le commodore ne s'en aperçut même pas; il continua sa péroraison en se félicitant si fort qu'elle s'attendait à lui voir pousser une auréole, et elle sentit un tic faire sauter le coin de sa bouche.

Il voulait qu'elle s'adresse aux membres de la Commission? Qu'elle leur explique que le radoub de l'Intrépide avait été un coup de génie ? Elle le foudroya du regard en s'apprêtant à lui indiquer où il pouvait se mettre son invitation mais, à cet instant, une idée la frappa. Elle se calma, réfléchit, et son tic disparut; une lueur amusée naquit dans ses yeux jusque-là féroces, et Honor dut combattre une soudaine et furieuse envie de rire au nez de son interlocuteur qui, enfin, arrivait au terme de son discours.

« Excusez-moi, commodore, s'entendit-elle dire, mais je souhaite être sûre de bien vous comprendre. Vous voulez que je prenne la parole devant un groupe officiel de la Commission d'étude et de développement des armements afin de leur donner mon sentiment sur les systèmes dont était équipé l'Intrépide?

  Exactement, capitaine ! s'exclama Yerenski, enthousiaste. Nos membres les plus progressistes – la Flotte tout entière, à dire la vérité – vous en seraient éternellement reconnaissants. Le témoignage personnel d'un officier qui a démontré leur efficacité aurait un poids extraordinaire face à nos collègues réactionnaires et immobilistes de la Commission, je n'en doute pas, et Dieu sait que toute aide sera la bienvenue. Certains de ces fossiles ont été jusqu'à refuser de reconnaître que ce sont vos armes – et votre talent, naturellement – qui ont rendu votre victoire possible ! C'est vous dire !

  Incroyable », murmura Honor. Elle inclina la tête et la lueur de ses yeux bruns se mit à danser tandis que ses lèvres fermes s'épanouissaient en un large sourire. « Eh bien, commodore Yerenski, je ne vois pas comment refuser; il se trouve que ces nouveaux armements m'inspirent les sentiments les plus vifs (son sourire s'élargit encore), et je serai absolument ravie de partager mon point de vue avec l'amiral Hemphill et ses collègues. »




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